02. « LA RUCHE AUX MOTS »

"LA RUCHE AUX MOTS"
  
Malgré son allure placide et souvent désinvolte, le bon Cornélius en intimidait plus d’un. Il faisait partie intégrande du mobilier d’une des plus célèbre librairie du pays picard. Etait-ce à Compiègne, à Abbeville, Creil ou Albert ? A moins que ce ne fut tout bonnement à Amiens, je ne sais plus. J’ai tant voyagé, que tout se mélange. Mais ce qui est sur, c’est que la librairie de madame Labeille, que les habitués appelait Fabiche, était renommée et très courue par les esprits curieux. Car on pouvait y trouver l’introuvable, en matière de livre, et que si on ne l’y trouvait pas, on ne l’y trouverait nulle part ailleurs. Extérieurement, la boutique ne payait pas de mine. Je veux dire qu’elle n’avait pas le style ultra-moderne aux grandes vitrines de verre du sol au plafond ceinturées de néons colorés et flamboyants, et de plaques glacées et scintillantes de paillettes irisants des supports noirs et des étagères d’une blancheurs éblouissantes. Non, rien de tout cela.
 
 
La devanture avait conservé son style « Belle Epoque », centenaire, en bois, plaqué sur les piliers de pierre de l’immeuble, encadrant une vitrine haute soutenue par un épais panneau de chêne massif, flanquée à sa gauche d’une porte qui secouait une clochette au tintement aigrelet quand on la poussait. Tout ce bois extérieur était proprement repeint d’un orangé pâle tirant sur le jaune, donnant l’aspect du miel. Le coffrage, qui camouflait le rideau de fer pour la fermeture et le store pare-soleil ainsi que leurs mécanismes respectifs auxquels madame Labeille avait fait adjoindre un moteur électrique remplaçant l’ancienne manivelle, supportait ce nom célèbre représenté par une belle calligraphie soignée, noire et italique : « La Ruche Aux Mots ». L’allure surannée de la boutique la rendait presque anachronique au milieu du mobilier urbain neuf qui ornait les trottoirs et la petite place ombragée par queLques tilleuls survivants d’une époque où les maires étaient plus soucieux d’offrir de l’ombre à leurs administrés que d’implanter des parkings payants sur le moindre espace non lucratif. Autour de la place, fleurissaient donc piquets, barrières d’acier interdisant les stationnements illicites, poubelles au design recherché, abribus publicitaires, bancs publics plastifiés inaltérables aux intempéries, et surtout le grand panneau électronique central diffusant les annonces locales et municipales, fierté du premier citoyen de la commune. Dans ce décor, la librairie se découvrait avec un air « tendance » prisé des jeunes et un air « rétro » attirant les moins jeunes en mal de nostalgie.
 
L’intérieur du magasin était fidèle à sa réputation. Même la patronne ignorait combien de titres étaient disponibles. Dès l’entré, apèrs l ‘escalade d’un seuil de deux marches, des présentoirs à tourniquet tendaient des casiers en forme d’alvéoles aux clients que l’oisiveté ennuyait et qui espérait trouver un apaisement à leurs pensées vagabondes agressées de soucis quotidiens. Policiers, suspenses, science-fictions, romans à l’eau de rose, histoires drôles ou fantastiques, livres érotiques et recueils de mots croiés, tout cela se mélangeait sans vergogne au gré de l’humeur des fouilleurs qui voulaient tromper leurs angoisses pendant une heure ou deux. Le choix facile. Vite payé. Vite lu. Ce genre de client revenait souvent comme drogué par un oubli de soi passgé et trop court, empreint de la soif insatiable d’un plaisir éphémère.
 
Les mordus du style, de l’auteur de talent ou à succès se jetaient sur les rayonnages accrochés au mur, chargé d’ouvrages de collections au format de poche. Sans respect des collections éditoriales, madame Labeille classait tous les titres par auteur, rendant aini la recherche plus aisée en lisant les noms et les titres sur les tranches des bouquins. Au pied des murs se trouvaient des sortes de comptoirs bas allongés comme des banquettes aux casiers pleins d’albums de bandes déssinées et sur le plan du dessus s’étalaient les dernières nouveautés, comme celles primés au Salon d’Angoulème. Sur le mur d’en face à droite de l’entrée, les rayonnages étaient du même genre, en bois, mais avec un intervalle différents permettant la présentation des éditions originales aux formats habituels. En bas s’étendaient les plus grands livres, concernant l’art, pictural ou photographique, les atlas, les encyclopédies, les documents richement illustrés sur la vie des animaux ou des grands hommes, les sports… L’espace entral était scindé en trois allées bordées par quelques gondoles, proposant pêle-mêle des guides pratiques, de petits jeux de sociétés, des jeux de cartes, des livres pour enfant, et aussi, par une grande table sur tréteaux proposant les best-sellers et les découvertes de nouveaux auteurs, choisis par Fabiche Labeille elle-même, indifférente aux modes des salons parisiens.
 
              Si madame Labeille dirigeait le commerce, Cornélius en était le gardien. Au connu que la librairie et sa propriété, d’apparence placide et nonchaland, il intimidait pourtant les clients qu’il fixait d’un œil rond et inquisiteur. Ses moustaches semblaient former une parabole à l’avant de sa tête, comme pour amplifier son flair à sonder les moindres faits, gestes et intentions de ce qui se passait devant lui. Quand il marchait droit devant lui avec souplesse, chacun s’écartait avec respect comme si ce fut le seigneur des lieux. Malgré sa petite taille, Cornélius paraissait grand. Quand il entrait ou sortait de la librairie silencieusement, il y avait toujours quelqu’un pour lui tenir la porte.
 
              Mais un jour, un drame affreux survint. Lors de l’entrée fracassante d’un jeune distrait pénétra dans la boutique chaussé de ces patins à roulettes modernes, qu’on appelle rollers et dont les quatre roues se suivent. Cornélius avait la phobie de la roue, quelqu’en fut la taille. Sursautant, horrifié, il se mit à courir vers l’arrière-boutique, pertubant l’équilibriste. Celui-ci fit un vol plané en battant l’air de ses bras, accrocha un présentoir, qui s’éffondra près de lui en lui jetant un ouvrage sur le crâne. Madame Labeille accourut. Le jeune homme se releva, rouge et confus, une bosse sur la tête et le livre à la main. Elle l’obligea à s’asseoir pour s’assurer qu’il n’avait rien de grave, lui posa une compresse alcoolisée sur la bosse, en s’excusant pour la maladresse de Cornélius. Le client était désolé et tint à acheter le livre. A la caisse il tendit un jeu de carte. Etonnée, la librairie choisit la carte bancaire en se demanda s’il allait se rappeler du code. Le jeune homme lut le numéro de compte sur la carte, en extraya la racine cublique avant de la multiplier par la fraction de seconde en suivant la tangente de ses rollers.
              Fabiche était éberluée. Quand le client fut parti, elle s’adressa à Cornélius :
« Quand même, il était charmant ce jeune homme ! »
Cornélius n’approuva pas.
 
 
 
 
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  © Copyright, Musardeur, Le livre infernal. 2008.
  
 
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