01. LA FILLE DU MENHIR

 
 
              Le ciel était gris, de toutes les nuances de gris, du noir clair jusqu’au blanc cassé, avec parfois un liseré noir bordant les nuages. Ceux-ci couraient à la poursuite du vent d’ouest, en laissant filtrer par brève impulsion, un rai de soleil, comme un appel de phare d’automobiliste pressé. Le vent hurlait sa rage de ne rien trouver sur sa route. Rien d’autre que quelques jeunes goélands joueurs et imprudents. Les parents se sont mis à l’abri par expérience prévoyante. Même sans voir l’océan, on pouvait deviner sa colère. Le vacarme tonitruant des flots violents, explosant sur la côte de granit tailladée depuis des siècles, s’intégrait avec celui du vent dans une symphonie terrifiante. A quelques pas du rivage gris rose, ou admirait les gerbes d’eau froide qui s’élevait dans le ciel à une hauteur incroyable. Il se formait une sorte de mur aux milliards de gouttelettes étincelantes, figées pendant une éternelle seconde, avant de retomber lourdement, en masse, s’étalant, en mares.
 
              L’océan déployait son énergie colossale. Ce titan de la nature, mugissait sourdement, grisâtre comme le ciel qui cherchait à l’étouffer. L’horizon s’était éclipsé. L’horizon n’aime pas la mêlée. Il lui faut un monde calme, net, propre. Il se tient toujours loin du bruit, du tumulte ou du brouillard. C’est un solitaire qui aime bien se faire voir. Impossible dans cet ambiance catastrophique. Des troupeaux d’écumes blanches chevauchaient les creux comme des cratères volcaniques que des montagnes d’eaux troubles soulevaient avant de les jeter sur les falaises rocheuses, comme une lave conquérante. Mais il s’agissait d’une bave marine qu’au ressac suivant, une aspiration phénoménale hurlant un gargouillement monstrueux, extirpant le liquide bouillonnant des anfractuosités, des gorges étroites, des recoins, des grottes sous-marines, comme autant de bras tentaculaires d’une pieuvre géante arrachant les varechs, les crustacés, les coquillages les moins résistants.
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              « L’océan fait le ménage ! » pensa Armelle avec sa trivialité coutumière. Solidement campée, jambes écartées rivées au sol par des bottes que cachait un pantalon de toile épaisse et serrée elle contemplait les éléments en gonflant se poumons d’une respiration ample pour lutter contre le froid humide que le vent poussait contre elle. Elle resta longtemps, les bras enroulés dans son châle lourd tricoté de grosse laine à maille serrée et bouilli au premier lavage pour en rendre la trame étanche. Elle se tenait comme un oiseau de mer, aux ailes repliées face au vent, pour ne pas être pris à rebrousse-plume.
              Soudain, elle se retourna, et partant à grand pas, elle cria :
-            On rentre à Brocéliande, Obélix !
Surgi de nulle part, un énorme berger allemand se mit à tourner autour d’elle en courant et sautant de joie, visiblement content de quitter cet endroit inhospitalier. Le nom du chien venait sans doute du fait qu’il prenait soin de marquer son territoire au pied de ces monolithiques appelés : menhirs. Après un bon quart d’heure de marche, ils traversèrent la route pour suivre le chemin de Brocéliande : une petite ferme restaurée cachée de la route par un petit bois de vieux arbres tordus serrés et entrelacés. Dès son entrée, elle jeta son châle sur un fauteuil, attrapa le tisonnier, dégagea les braises de la couche de cendre, mit une bûche et avec le soufflet, aida le feu à reprendre en l’attisant. Obélix continait à tourner autour d’elle dans l’attente du repas.
 
              On a jamais su vraiment comment Armelle était née. On l’appelait Armelle car c’était le seul nom auquel elle consentait à répondre. Ce qui était bien pratique finalement pour obtenir une signe de sa part. Du côté de Quimper, on disait qu’elle était issue de la Pointe du Raz, où, un jour d’équinoxe, la marée l’avait posée sur un rocher qui ressemblait à un menhir. A Brest, les vieilles affirmaient avec autorité qu’elle venait de Carnac où elle était née entre deux menhirs. Donc, l’accord se fit : elle était la « fille du menhir ». Cela lui donnait un statut. Tout le monde était rassuré. Cela vous pose un personnage quand on vous donne un nom !
Et quel nom, taillé dans la pierre des hommes.
 
              Parce qu’en plus c’était quelqu’un, cette fille-là ! pas question de lui clouer le bec ! ah non alors ! Certains prétendirent l’avoir entendu, les nuits de tempête, chanter au bord de la falaise de granit, face à l’océan. Armelle avait quelque chose de surnaturel qui suscitait crainte et admiration. Un ami de Concarneau m’a raconté l’autre jour au téléphone, avoir entendu parler d’elle jusqu’à Concarneau :
-            Tu sais aux Pêcheries, ils disent que, quand les cloches des églises de Bretagne sonnent, elles font : « Ar.. melle, Ar.. melle ». C’est la vedette locale ! Elle doit avoir du charisme, la donzelle !
Bref, la Providence veillait sur elle.
 
Ce qui n’empêchait pas Armelle d’avoir une vie comme tout le monde et des enfants, qui, comme tous les autres, vaquaient (ou dérivaient, selon les goûts !) à leurs occupations avec un baladeur diffusant entre leurs oreilles le groupe Tokyo Hôtel, que les chants traditionnels des marins bretons. Au grand désespoir de leur mère, qui avait sans succès essayé de les intéresser aux chanteurs locaux : Tri Yann, Gilles Servat, Jean-Michel Caradec.
« La Méduse faisait du vélo »
« Sur la plage de Saint-Malo. »
« Les crabes et les crustacés »
« En avait assez de se faire écraser. »
 
-            Au moins c’était de chez nous, se dit-elle en riant de son chauvinisme. Elle se chantonnait ainsi les airs de son époque rebelle. Elle était toujours nostalgique les soirs de tempête. 
 
Son téléphone mobile vibra. Elle frémit d’aise. Elle aimait cette vibration. Elle appréciait, attendant que l’appel cessa. Elle n’avait pas envie entendre quelqu’un. Quand le mobile ne ronronna plus sur sa cuisse, elle le sortit de son jean pour qui avait appeler. Elle sourit. C’était un message. Un SOS, comme elle disait souvent.
 
 
 
 
 
 © Copyright, Musardeur, Le livre infernal. 2008.
 
 
 

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