07. LA PUNK ET LE PROFESSEUR

              Le samedi après-midi, la Gare du Nord était plutôt calme. Un home mûr, l’air soucieux, faisant les cent pas, semblait guetter, attendre... Il portait une chemise noire à boutons blancs, un pantalon de toile et un sac à dos.
-            Bonjour, je suis Lorelei !  annonça une voix pétillante.
 
     Nico sursauta, se retourna et se retrouva ébahi face à un sourire aussi flamboyant que la chevelure en « nid d’oiseau », aux mèches blondes, dont les pointes dégradées en bleu fluorescent couronnait le visage éclairé de deux yeux bleu cobalt. Un tricot noir en coton fin à bretelles laissant voir des épaules et des bras musclés. Le jean bleu marine orné de clous servait de support à une « banane », sorte de petite sacoche suspendue à une ceinture réglable, où l’on pouvait ranger quantité de petites choses personnelles. Des chaussures plates en cuir reliaient Lorelei à la terre. Tout en elle respirait une liberté de mouvement illimitée et un esprit de joyeuse provocation.
              Sans respirer, Nico balbutia un :
-            B’jour madame...
-            Vous êtes Nico, n’est-ce pas ? et sans lui laisser le temps de répondre, lui asséna deux bises sonores.
 
Il se sentait stupide, les deux mains accrochées à son sac à dos, mais heureusement, Lorelei lui laissa le temps de reprendre son souffle. Elle faisait signe à quelqu’un.
-    Voilà le Professeur Trognon ! On va pouvoir monter dans le train.
En effet, Pépin, juché sur ses inévitables rollers, s’approchait sans effort. Ils se saluèrent, montèrent dans un train régional à destination de la Picardie.
 
 
              Quand ils arrivèrent à la librairie, ils avaient fait plus ample connaissance. Armelle était déjà arrivée et avait déjà sympathisé avec Fabiche. Pépin fit les présentations et tout le monde passa dans l’arrière-boutique, où la commerçante avait préparé un buffet précédé d’un apéritif. Pépin fut surpris. Il n’avait pas songé à un repas. Il n’en dit rien, mais loua intérieurement l’esprit pratique de Fabiche. Les conversations étaient animées. Cornélius et Obélix tirèrent leur épingle du jeu. Le premier déroba discrètement une magnifique tranche de saumon fumé, le second fit honneur au rôti de porc dont Lorelei fît tomber une tranche. Le chien la chopa au vol. Elle rit silencieusement et attrapa alors un énorme blanc de poulet et le lança discrètement. Celui-ci ne toucha pas le sol non plus.
              Le buffet se finissait doucement, quand Nico fit un signe à Pépin qui opina d’un air entendu. Nico sortit de son sac une sorte de tissu noir brillant qu’il posa sur la table. Loreléi s’en empara. Armelle et Fabiche s’approchèrent.
-            Qu’est-ce c’est ?
-            Oh, c’est rigolo, on dirait qu’on touche de l’eau.
-            Cela doit être rafraîchissant des vêtements coupés là-dedans !
-            Attendez un peu, fit Nico, l’air mystérieux.
 
 
Il prit le tissu, le déplia complètement, accrocha de petites ventouses de plastique transparents et se mit à le plaquer comme une affiche sur les vitres d’une des bibliothèques. Au coin inférieur droit, il mit une pince « crocodile » reliée par un câble fin à un petit boîtier. Il y ficha une clé USB qui servait de mémoire, et lança finement :
-            Ca vous dirait une petite séance de cinéma ?
-            Chic, quel film ? demanda Armelle.
-            Farhenheit 451 ! fit Pépin triomphant.
-            Waouh, c’est « hi-tech » ! s’exclama Lorelei en direction de Fabiche, qui approuva d’un sourire.
Nico prit son téléphone mobile, activa la connexion « Blue Tooth » et sélectionna le film. Armelle sursauta :
-            Ah c’est cool, un téléphone comme télécommande. Remarque, moi, j’ai pas besoin du téléphone pour faire venir Obélix !
 
Elles rirent toutes les trois.
-            N’empêche, dit Lorelei, une robe dans cette matière, ça serait génial. On pourrait changer la couleur, les motifs, hein ? Chaque profil en fonction de chacun de mes amants !
-            Et quand tu en cherches un, tu mets quoi ? questionna Armelle
-            Un point d’interrogation ! lança Fabiche, un rien espiègle.
 
Nouvelle explosion de fou-rires, elles riaient aux larmes. Dès qu’elles se calmaient, l’une d’elle en remettait une couche. Pépin et Nico se regardaient, consternés. Finalement, Pépin reprit le dessus et conclut sévèrement :
-            Pour l’instant, l’usage est réservé pour des fonctions culturelles.
 
Les femmes se calmèrent, pouffant encore, et allèrent s’installer sur un canapé à l’autre bout de la pièce. Fabiche avait réglé le lustre en veilleuse. Nico relança le film au début. Pendant la diffusion, Cornélius squatta les cuisses d’Armelle, se laissant grattouiller avec délice par sa logeuse, tandis qu’Obélix mendiait des câlins alternativement à Lorelei et à Fabiche. Les deux hommes leur jetèrent un coup d’œil à la dérobée et pensèrent :
-            C’est vraiment de drôles de dames !
 
Quand le film toucha à sa fin, elles se mirent à papoter. Pépin quémanda :
-            Alors ? ça vous inspire quoi ?
-            Ben, c’est pas mal, dit l’une.
-            Le bouquin doit être mieux, ajouta une autre.
-            Mais il n’est pas dans le domaine public, conclut la dernière.
-            Donc on ne peut pas le lire et le diffuser comme livre audio, déduit Nico.
-            Exactement, reprit Pépin, et c’est bien dommage, n’est-ce pas ?
-            Oui.. répondit le chœur.
-            Eh bien, s’il n’y est pas, il suffit de le faire tomber !
-            Comment cela ? il n’est même pas mort...
-            Ben justement !
-            Hein, tu veux l’assassiner ?! sursauta Armelle.
-            Ca y est, il est fou, émit Fabiche doucement.
-            Mais non, je veux juste le transférer dans le passé.
-            Quoi ? mais c’est impossible !
-            Non seulement c’est possible, mais on va le faire.
-            Très intéressant, murmura Lorelei.
 
 
              Madame Labeille s’était mise en colère, et aidée d’Armelle, elle avait attrapé le professeur Trognon et l’avait jeté dans la rue, comme on aurait fait d’un ivrogne qu’on éjecte d’un café. Nico était peiné de la tournure des évènements et avait rejoint le malheureux expulsé. Lorelei salua ses deux nouvelles amies en les rassurant qu’il restait un dernier train pour ramener ces « gamins ». Elle trouvait la chose plaisante, ce qui détendit les deux videuses.
             
 
 Armelle et Fabiche étaient déçues. Elles étaient d’accord. Quel dommage, il était si mignon ce petit professeur, avec sa petite moustache et sa barbichette. Il faisait penser à D’Artagnan, si ce n’était les lunettes rondes. Voyant Cornélius affalé sur le canapé, Armelle interrogea sa nouvelle amie sur l’origine du nom du chat. Madame Labeille sourit :
-            Oh oui, c’est un peu bizarre. Un jour, j’ai trouvé devant la porte du magasin, au pied des marches, un carton. J’ai ouvert sans peine. Les rabats n’étaient pas attachés. Dedans, il y avait du papier journal froissé et un petit chaton tout effaré. Il avait l’air d’une peluche. Mais dessous, il y avait des livres en collection de poche : que des livres de Gustave Le Rouge, et le premier que je pris fut « Le Mystérieux docteur Cornélius ». Voilà toute l’histoire.
Elle rit :
-            Ca fait intello pour un chat, non ?
-            Ca lui va bien ! approuva Armelle
-            Et toi, pour Obélix ?
-            Parce qu’il adore les menhirs. Il ne les manque jamais... Pour marquer son territoire !
 
Après un dernier fou-rire, Armelle prit congé sans dévoiler son moyen de transport. Elle noya le poisson... Ce qui était bien normal pour une Bretonne.
 
Dans le train de retour, Pépin Trognon expliqua son plan. Nico était dubitatif. Lorelei sourit :
-            Ecoutez, je veux bien essayer, c’est risqué, mais bon... Seulement, je veux savoir si tu es sûr que le produit va marcher ?
-            Oui, tu verras, il disparaîtra. C’est juste une disparition.
-            Quand même, un écrivain, ça disparaît pas comme cela ! ronchonnait Nico.
-            Tu verras. Je te dis que cela marchera. Les calculs ont été vérifiés par les plus gros ordinateurs.
 
Arrivés à Paris, dans la gare du Nord, Pépin embrassa Lorelei, qui sentit qu’il lui glissait quelque chose dans la main. Pendant que Pépin serrait la main de Nico, en se donnant rendez-vous pour la semaine suivante sur internet, elle glissa le minuscule objet dans sa « banane », dit au revoir à Nico et s’en fut, légère, comme si de rien n’était.
              Elle descendit par l’escalier mécanique, remarqua un groupe de jeunes qui discutaient bruyamment :
-            J’t’assure, Rachid, c’est trop génial, s’excitait l’un, c’est des mecs et des meufs qui lisent tout haut !
-            Arrête tes conneries...
-            Mais si écoute sur mon mp3. Y a un truc de Corneille...
-            Le chanteur ? Il écrit des livres ? se récria Rachid. Tu dis n’importe quoi, c’est un gros nul.
-            Mais non, celui qui a fait du théâtre, qu’on voit au bahut !
-            Ah ouais, le mec qui se battait contre les Arabes ?
-            Voilàààà, t’as compris, mais là c’est juste un morceau...
 
Ils se turent à la vue de la punk qui passait devant eux. Lorelei les fixa, leur décocha un sourire à béatifier un diable et disparu dans les couloirs du métro. Ils restèrent pantois.
 
              Resté seul, Nico prit à regret, le chemin qui le menait chez lui, d’un pas lent, tristounet. Il se sentait déjà nostalgique de cette rencontre éphémère. Il avait flashé sur Lorelei. Pourtant, d’habitude, il ne se sentait guère attiré par ce genre de femme provocante. Il préférait souvent les discrètes, les timides. Mais, en faisait plus ample connaissance dans le train, il avait cru remarquer un esprit vif et surtout, une sensibilité raffinée. Il lui devenait évident que cette attitude excentrique servait à cacher un caractère ferme et doux à la fois. Et puis, elle était rudement cultivée la miss !
-            J’espère que je la reverrai, pensa-t-il, et qu’elle n’aura pas de problème dans cette drôle d’histoire.
 
Il repensa à ce que le professeur Trognon lui avait demandé : inviter l’écrivain Ray Bradbury en France à l’occasion d’un festival du livre. Il fallait le décider à venir en le déclarant président d’honneur d’une cérémonie d’un prix du meilleur roman fantastique. Et aussi, se dit Nico, un gros chèque pour la venue. Les américains ne se dérangent pas pour rien. Le bénévolat, chez eux, c’est au minimum tous frais payés !
 
 
 
 
 © Copyright, Musardeur, Le livre infernal. 2008.
 
 

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