08. TETES DE MORT
Surprise, elle s’était retrouvée plaquée au sol. Elle avait le souffle coupé par la violence de la chute et le poids de son agresseur. La pensée qui la traversa était saugrenue. C’est généralement ainsi dans les situations de danger :
- Pourvu que les bleus ne se voient pas !
Avant même de réfléchir à quoi faire, et parallèlement à cette considération esthétique, son cerveau avait déjà mis en jeu les réflexes de défense, durement acquis pendant des années d’entraînement et de préparation physique. L’homme qui s’était jeté sur elle, cherchait à l’empêcher de se ramasser, de se regrouper sur elle-même. Elle luttait désespérément, refusa de se laisser prendre les mains et les bras. Mais, dans le même temps, sa jambe gauche était déjà prisonnière des deux jambes entrecroisées de son adversaire. Il cherchait à l’enlacer comme un python. Il était corpulent et lourd, mais incroyablement souple et vif comme un tigre. Sa force était phénoménale. Il la puisait dans le sol où il prenait ses appuis, avec les pieds, avec ses coudes, ses hanches. Il cherchait des leviers. Alors qu’elle levait les mains pour parer un mouvement d’attaque du bras gauche de son ennemi, ce dernier glissa prestement sa main droite sous son cou pour agripper au creux de l’aisselle droite de la femme. Elle comprit brutalement sa stratégie. Il voulait la soulever du tapis pour la réduire à sa merci. Tel Héraclès soulevant le Géant Antée, qui reprenait des forces dès qu’il touchait le sol. Paniquée, elle cherchait à revenir à plat ventre. Mais il était déjà maître de son corps. D’une rotation lente et harmonieuse, il la retourna presque avec douceur, comme une fleur que l’on va offrir avec délicatesse. Ceinturée, elle sentait les muscles qui la serraient de plus en plus. Impuissante, elle arrêta de résister, vaincue, et folle de rage impuissante.
- Bravo Farid, bien joué ! fit une voix gouailleuse, qui sentait le bassin parisien.
- T’es jamais aussi fort que contre les meufs ! lança une voix africaine.
- Bande de faux-jetons, rala Laure, essoufflée, en se relevant péniblement. Oh la la, je vais être dans un drôle d’état pour aller bosser demain.
- Aha... Ca t’apprendra. Faut toujours te méfier de tes amis, parce que les ennemis, on peut leur faire confiance ! Ils ne te feront jamais de cadeaux. D’ailleurs, il n’y a que les amis qui trahissent, par définition.. expliqua Farid en l’aidant à se relever.
- Ouais... Je sais, je sais... Tu m’vénères des fois... , lâcha Laure, qui n’avait pourtant pas pour habitude d’utiliser le verlan.
Les trois garçons éclatèrent de rire bruyamment. Ce qui ne sembla pas gêner les autres habitués du dojo. Sauf... Le vieux maître des lieux, au visage zébré de rides droites et dures. Son expression restait impassible, et seul son regard profond et sombre manifestait sa désapprobation. Farid eut un petit sourire de gamin pris en faute et s’excusa doucement :
- Vous inquiétez pas... On s’en va.
Ils saluèrent respectueusement. Le maître avait incliné la tête sans un mot.
Quand ils furent dehors, ils allèrent dans une brasserie. Farid présenta ses amis à sa partenaire. Frédéric était un ancien légionnaire, qui promenait en claudiquant sa carcasse d’un mètre quatre-vingt. Il avait été blessé, lors d’une opération militaire menée sur Kolwezi en 1978, qui avait permis la libération de la ville, qui avait été prise en otage par les rebelles Katangais. Des balles avaient fracassé ses deux genoux et l’avaient rendu invalide. Il était anglais par son père et manouche par sa mère. D’ailleurs, il n’avait plus qu’elle comme famille. Il lui avait retapé son petit pavillon de Colombes. Grâce à Farid, il avait appris à télécharger des livres audio et à les graver sur des disques compacts, pour qu’elle puisse écouter les vieux livres. En effet, dans la jeunesse de la vieille dame, les « gens du voyage » n’envoyaient pas leurs enfants à l’école.
Quant à Moktar, il était ivorien et venait souvent en France, car il y avait fait ses études de kinésithérapeute dans une école de la région parisienne. A l’occasion d’un stage, il avait fait la connaissance de Farid, qui travaillait dans une maison de retraite à cette époque. Les deux hommes avaient sympathisé car ils partageaient la même passion pour les arts martiaux. En effet, Moktar était un ancien champion du monde de Taï Kwon Do et occupait le poste d’entraîneur national en Côte d’Ivoire.
Lorsqu’ils se séparèrent, Farid raccompagna Laure, et malgré son insistance, elle repoussa ses avances avec une fermeté souriante. Comme toujours. Elle adorait son partenaire d’entraînement au dojo et tenait à préserver leur amitié. Elle craignait qu’une relation amoureuse entre eux ne détruise cette affection fraternelle, durable et solide. Elle avait confiance en lui et savait qu’il n’irait jamais au-delà de sa volonté. Sans être analphabète, Farid n’était pas un lettré. Mais il possédait un bon sens bien supérieur à la moyenne des hommes, et même des « intellos ». Très observateur, il montrait beaucoup de sensibilité vis-à-vis de tout ce qui l’entourait. Elle le trouvait vigilant et attentif, c’est-à-dire vivant et attentionné. Même en combat, il restait humble dans ses capacités, et ses opinions n’étaient jamais tranchées.
Laure n’avait jamais dit son vrai nom à cet ami. Tout juste s’il savait qu’elle était hôtesse de l’air. Lorelei n’existait pas pour Farid. C’était une manière de garder un havre de paix. Elle pouvait se ressourcer auprès de lui. En pratiquant les arts martiaux par nécessité, elle avait trouvé un ami et un univers, où la vie était différente du monde habituel, un exotisme oriental mélangé de mystère pour les profanes. On y voyait du secret, là où il n’y avait que de la discrétion. Le dojo était une enclave où chacun, laissant son rang social, sa misère ou sa fortune, son nom, sa nationalité, ou sa religion ; tout signe distinctif disparaissait sous l’apparence des rituels et des tenues de combat. Même le silence était recommandé. Les cadres dynamiques ne pouvaient ainsi se distinguer des « têtes de mort ». Farid essayait tout : aïkido, kendo, taï chi chuan, taïkwondo, karaté, judo, et même de la boxe anglaise, car dans le dojo, les esprits n’étaient point fermés. Ce n’était pas non plus la rivalité entre les membres, mais plutôt un partenariat, fait d’expériences et d’essais. Tout était centré sur l’apprentissage technique. Le fait même, d’apprendre devait toujours rappeler à l’élève que l’humilité reste essentielle en toute chose. Et les meilleurs du dojo montraient l’exemple. C’est pourquoi il régnait une ambiance respectueuse et studieuse, tant vis-à-vis du plus fort que vis-à-vis du plus faible. Chacun était conscient : les forces pouvaient s’inverser à tout moment de la vie.
Une seule fois, Laure avait accepté de venir chez Farid.
- En tout bien tout honneur... lui avait-elle précisé.
Il lui fallut expliquer l’expression devant l’incompréhension à son ami. Celui-ci eut alors un mince sourire, mi-figue mi-raisin, qui la fit rire aux éclats. Elle avait posé sa main tendrement sur le bras, et lui souffla :
- Tu sais bien les amis sont plus sûrs que les amants ! Il ne faut pas m’en vouloir. Je tiens à toi !
Il apprécia la consolation, mais son sourire resta triste.
Ce soir-là, ils mangèrent ensemble. Elle découvrit le passé de petit loubard de Farid, mauvais élève, petits larcins, la débrouille... Les cuisinières en fonte récupérées à la décharge avec un copain, pissant dessus pour l’astiquer avant de la vendre, les petits travaux au « black ». A force de travail, il avait réussi à acheter un vieil appartement, l’avait retapé, puis loué. Puis un autre, refait à neuf et revendu. L’air de rien, le bonhomme cachait sous son apparence à la « Chéri-Bibi », un être courageux et réfléchi. Comme il disait parfois avec humour :
- Chez nous, on n’a pas d’instruction, mais on sait compter !
Elle avait visité l’appartement, meublé avec goût, entretenu et moderne. La chambre à coucher l’étonna. Elle était nippone, avec des estampes, un paravent et un sabre au mur que Farid décrocha pour lui monter. C’était un authentique katana. Le sabre des samouraïs. Quand elle prit l’arme, elle dut mettre les deux mains et s’exclama :
- Mais c’est lourd cette connerie !
- Oui, hein... fit Farid
- Cela a dû te coûter cher ce truc-là... Il lui sourit.
- Peu importe, on ne compte pas quand on aime.
- C’est un cadeau ?
- Non hélas. J’aurais aimé recevoir ce katana des mains d’un vrai samouraï...
Elle sourit. Bien sûr, c’était l’évidence même. Il remit l’arme dans son fourreau de bois et la raccrocha au mur par sa bande de soie rouge et noire. Quand il se retourna, il aperçut dans les yeux dorés de Laure une lueur fugitive. Il crut avoir rêvé. Mais elle baissa les yeux en disant :
- Il faut que je rentre...
Comme d’habitude, il l’avait déposée à la station de métro. Comme aujourd’hui. Il pensait souvent à cet instant fugitif où elle avait failli... Mais elle s’était reprise en main immédiatement. Elle était trop forte pour lui. Il le sentait confusément. Elle était insaisissable. Pourtant, elle semblait si ordinaire, si commune. Des filles comme elles, cela courait les rues, pensait-il. Des brunes aux yeux noisettes, y'a rien de spécial. Alors quoi ? Pour Farid, les rapports avec Laure étaient trop compliqués. Il lui semblait la comprendre, la deviner, dès qu’ils étaient trop proche, non pas physiquement, mais émotionnellement, elle devenait fuyante. Elle semblait lire dans ses pensées. Ils étaient arrivés devant la station « Boulogne - Jean Jaurès ».
Elle lui décocha un sourire radieux pour le réconforter, lui colla deux bises bien appuyées et attrapa son sac sur le siège arrière. Elle sortit de la voiture en courant et s’engouffra dans l’escalier. Farid l’avait suivie des yeux avec un grand soupir. Il démarra.
A la station « Michel Ange - Molitor », Loreleï sortit dans la rue, marché et finit par retrouver sa petite berline. En montant, elle aperçut un jeune homme qui, bouche bée, la contemplait, sans doute, fasciné par le bleu cobalt. Elle lui décocha un sourire et démarra en faisant rugir son moteur.
© Copyright, Musardeur, Le livre infernal. 2008.
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