09. PALACE AIRLINE

 
 
              Trois jours plus tard, à l’appel de Lorelei, Nico se précipita à l’aéroport de Roissy. Il était trop content de la revoir. Elle lui avait donné rendez-vous au comptoir de la Palace Airline, en exigeant qu’il soit à l’heure, car elle y passait entre deux vols. Recommandation inutile, Nico avait trop envie de la retrouver. Grâce au GPS, appareil vocal donnant les informations routières par carte satellite, il arriva donc à l’avance. Lorelei lui avait indiqué avec précision où se trouvait le comptoir de la « Palace Airline ». Il n’eut aucune hésitation et se mit à contempler le décor idyllique de l’agence de voyage.
 
Il put ainsi découvrir, tout à loisir, les propositions alléchantes de ce tour-opérateur, dont les affiches détaillaient les services de chaque vol. En effet, il s’agissait de voyages de luxe. Outre les voyages en « classe affaire », pour les sociétés à très gros budget dans des vols moyen-courriers, il y avait surtout de nombreuses possibilités de vols de croisière à destinations lointaines sur des avions possédant tout le confort et des prestations dont la qualité était digne des plus grands hôtels. Justement, les escales touristiques n’avaient lieu que dans des hôtels de ce niveau. A côté de l’inévitable tour du monde, à bord d’un Boeing ayant une piscine et un court de tennis, aux dimensions adaptées à la largeur de l’appareil. Le prix indiqué fit pâlir Nico, dont les yeux prirent la même forme que les nombreux zéros qui précédaient le symbole de l’euro. Enfin, en dehors des choix proposés, on pouvait aussi établir un vol sur commande avec les spécificités les plus excentriques.
 
Il vit qu’une hôtesse d’accueil l’observait d’un air amusé. Elle sentait bien qu’il n’allait sûrement pas être un client. Son pull, son jean et ses baskets n’étaient pas le style de la maison. Il s’approcha alors, et lui expliqua qu’il attendait madame Loren, qui travaillait pour la compagnie. Elle sourit. Elle ne la connaissait pas, mais accepta l’explication quand il précisa l’heure du rendez-vous. Cela devait tomber juste après l’arrivée d’un vol. il se recula alors, et admira un poster placé sur un côté du comptoir. Sans vraiment le voir d’abord. Soudain, il s’y intéressa et oublia ce qui l’entourait.
 
 
 
On pouvait réaliser une pré-réservation pour les premiers vols hors atmosphère du Space Shift Two. Nico, qui ne manquait aucune innovation ou découverte technologique, connaissait déjà tous les détails concernant ce tourisme spatial. Il avait suivi le Space Ship One et ses tentatives réussies en 2004. Il s’ensuivit alors, la décision de Richard Branson, fondateur du groupe Vrigin, de commander six appareils d’une version améliorée permettant de transporter six passagers en plus des deux pilotes. Il lança également la construction d’un aéroport, le Spaceport America, au cœur du désert du Nouveau-Mexique, enfoui dans le sou-sol avec la plus grande autonomie possible en énergie. Il montrait ainsi son souci de l’écologie. D’ailleurs, le milliardaire anglais avait apporté son soutien à l’action de l’ancien candidat à la Maison Blanche, le sénateur Al Gore. La gestion et l’organisation du projet avait été confiée à la « Virgin Galactic », avec la cerise sur le gâteau, la touche mégalomane : l’iris de Richard Branson servait de logo à la société, et le plan du Spaceport devait en épouser tous les détails ! Bref, l’œil de l’aventurier milliardaire scrutait l’espace.
 
Avant tout voyage, les candidats spatiotouristes devaient subir une semaine de préparation, avec des examens médicaux pour détecter les inaptitudes à un tel voyage. Ensuite, il fallait s’entraîner à supporter les accélérations qui augmentaient la masse corporelle. Pour sortir de l’atmosphère, elle était de cinq à six « G », c’est-à-dire 5 à 6 fois le poids du corps. Mais, au retour, on parlait de 8 à 9 « G » et là, c’était vraiment beaucoup. On ne devait pas rigoler avec la sécurité pour que les compagnies d’assurance acceptent de couvrir les risques.
              La Virgin Galactic avait également fait construire deux gros avions porteurs. Leur mission consistait à emporter le Sparce Ship Two, appelé SS2, jusqu’à plus de quatre mille mètres. L’avion-fusée allumait alors ses réacteurs à comburants hybrides pour atteindre la vitesse de mach six. Entre cent cinquante à cent quatre-vingt kilomètres d’altitude, il basculait en utilisant « l’effet volant de badmington » , puis déployait ses ailes pour rentrer doucement dans les hautes couches de l’atmosphère et limiter ainsi le réchauffement. Ce dernier phénomène avait posé bien des problèmes à la Nasa, lors de l’utilisation des navettes spatiales. Le SS2 utilisait largement les matériaux composites à base de fibre de carbone, et la technologique des ailes repliables était révolutionnaire. Nico en bavait devant l’affiche.
 
 
 
-            Ça vous dirait un petit tour au septième ciel ? fit une voix douce et narquoise.
 
Il sursauta, surpris dans sa rêverie, se retournant d’un seul coup. Il vit une blonde souriante aux yeux verts, de ce vert profond qu’on dit glauque comme celui des eaux d’une mare, qui empêche d'en voir le fond. Ces yeux-là s’harmonisaient avec le tailleur bleu roi de la « Palace Airline ». La tenue était ornée de boutons et de barrettes argentés. En argent aussi, les boucles d’oreille en forme d’Airbus A380. Le maquillage se devinait à peine.
 
-            Alors Nico, on dit plus bonjour aux copines ? lança-t-elle en s’approchant.
 
Nico la devina enfin, mais n’eut pas le temps de bouger. Deux grosses bises sonores s’imprimèrent affectueusement sur ses joues. C’était Lorelei. Il ne l’avait pas reconnue immédiatement. La chenille colorée avait mué en papillon bleu argent. La loubarde des chemins de fer était méconnaissable en hôtesse de l’air.
-            B'jour... parvint-il à articuler. Jeuh... tu... enfin, on pourrait boire un...
-            Je suis vraiment désolée. Pas le temps. Il faut que j’aille à l’embarquement pour l’accueil des passagers... je remplace une copine qui est malade... j’aurais bien voulu, je t’assure. Je suis contente de te voir. Tiens, voilà les billets. Tu diras à Pépin que tout est réglé. Je me suis arrangée avec la responsable de ce vol. C’est un vol spécial, pour l’inauguration d’une nouvelle ligne. J’ai pensé que cela attirerait encore mieux notre lascar. Les Américains sont de grands enfants, tu sais.
-            Ah oui, surement... c’est une bonne idée, dit Nico d’une voix incertaine.
 
Il se sentait un peu ridicule, impressionné. Il aurait pourtant comme il savait souvent le faire prendre l’initiative, mais face à Lorelei, il n’y parvenait pas. Elle décidait par rapport à ses possibilités à elle, elle fixait le rendez-vous, choisissait le type de voyage. Bref, tout était réglé comme du papier à musique. Il n’y pouvait rien. Il avait horreur de ne pas maîtriser la situation et devait se contenter de jouer au facteur. Il eut droit à deux nouvelles bises et à un sourire étincelant qui lui mordit le cœur.
 
 
 
              Pépin fut ravi de l’idée de Lorelei. Il prit le dossier que lui tendait Nico. Il contenait deux billets et un livret de voyage. En effet, il s’agissait du vol inaugural d’une ligne régulière transatlantique que la Palace Airline avait décidé de mettre en place, pour prendre un créneau commercial laissé vide depuis la mise au hangar des Concordes. L’avion choisi était un Airbus A380 luxueusement équipé, tant en technologie qu’en mobilier, et baptisé orgueilleusement « Atlantic’s Flying Palace ». La brochure qui accompagnait les billets était superbe. Les photographies colorées suggéraient un faste à la hauteur des prétentions des riches voyageurs.
 
              Les deux garçons s’extasiaient, se disant que Bradbury avait bien de la chance. Soudain, ils se regardèrent, un peu effarés. Le prix ? il n’était pas affiché, ni sur la brochure, ni sur les billets.. Nico assura le professeur que Lorelei lui avait dit que tout était réglé. Mais cela avait du coûté une fortune. Nico suggéra :
              - Elle a dû avoir des billets de faveur... ou des invitations spéciales... cela doit sûrement se faire pour ce genre d’opération commerciale. Question de publicité !
 
              Pépin opina du chef. Il contemplait les billets plus attentivement. Nico vit le regard fixe de son ami et s’inquiéta :
-            Qu’est-ce qu’il y a ?
-            Les horaires... les horaires du voyage... alors c’est vrai ce que Lorelei disait dans le train, lâcha le professeur . Ma parole, je suis un âne. L’avion va plus vite en venant à Paris qu’en repartant vers New York ! Il va plus vite en allant d’ouest en est !
-            Ben voui, fit Nico doucement. Elle t’avait dit que les vents aidaient la mécanique. C’est logique, non ?
-            Mais non, c’est pas logique ! C’est n’importe quoi, voyons... s’entêtait le professeur.
 
Nico le regarda bizarrement. Le professeur semblait très contrarié. La moustache hérissée comme un balai brosse, le cheveu rebelle, il était devenu tout rouge et respirait avec peine. Il était furieux contre lui-même, se traitait de tous les noms. Il fallut de longues minutes pour qu’il se calmât. Nico avait fait un café pendant ce temps et cela remit son camarade sur les rails. Il se disait que cela ne valait vraiment pas le coup de se mettre dans des états pareils.
 
 
              Quand Nico Latekno fut parti. Pépin se mit à tourner en rond autour de sa table de travail. C’est souvent ainsi qu’il réfléchissait quand il faisait appel à sa mémoire. La moquette conservait les impressions, sensations, hésitations, reculades, démarrages, enchaînements, qui cheminaient dans les circonvolutions cérébrales pour retrouver les souvenirs jusqu’au cœur du cerveau primaire, au cœur de l’hippocampe, que les physiologistes ont nommé ainsi, en raison de sa ressemblance avec ce petit animal marin. Dans la tête du professeur, cet organe semblait plus vivace que celui des autres individus. Il régurgitait les tranches de mémoire épisodiques à la vitesse de l’éclair. Pépin marchait, arpentait, gesticulait, articulait des bouts de phrase et les entrecroisaient avec des groupes d’onomatopées incompréhensibles. C’était des « quelque soit », des « par conséquent », des « donc », des « car », des « mais enfin ! », des « pourquoi » qui débutaient une phrase inachevée, des « comment ? » qui n’en finissaient plus. Il y avait aussi des interjections de mots étrangers, ou latin... et surtout plein de sons sans signification particulière.
 
On eut dit qu’il parlait une langue étrangère. Si un psychiatre avait été là, il aurait sûrement conclu, un peu rapidement, à une palilalie. Il s’excitait tout seul, faisant bouillir sa cafetière capitale par un jeu complexe de passions et de sentiments mêlés. Ainsi, la rage, la colère, la tendresse, l’émerveillement, le chagrin ou la joie déclenchaient la libération de sa mémoire, organisée en modules, et les événements remontaient à la surface de son cortex. Ils étaient ensuite analysés, confrontés, comparés, associés, évalués, triés et rassemblés de façon logique. Mais pas avec n’importe quelle logique... avec la sienne... avec sa logique propre utilisant ses référentiels de valeurs qu’ils fussent scientifiques ou éthiques, qu’ils fussent sensibles ou sensoriels. Comme tout un chacun, il avait construit son univers rationnel et irrationnel. Les sensations le disputaient à la morale ou à l’éthique. Les peurs et les frustrations généraient des phobies conscientes pour certaines et inconscientes pour la plupart. Tous les phénomènes vécus ainsi avec passion, que ce soit de l’amour ou de la haine, laissaient leurs traces, ce qui permettait d’en retrouver les éléments associés : sensoriels, sensitifs, intellectuels, spirituels.. Toutes les rencontres, toutes les actions subies ou déclenchées, toutes les lectures, toutes les études, les moindres faits... du moment que l’attention passionnée les détectaient ainsi enregistrés.
             
 
 
54.
              Pépin se souvenait. Il se rappelait : la réunion ; La Ruche Aux Mots ; Lorelei ; Fabiche ; Armelle. Cornélus. Obélix ; la table ; Nico et sa visiotoile. Son exposé passionné pour envoyer Ray Bradbury dans le passé pour faire tomber Fahrenheit 451 dans le domaine public. La table en chêne. Soudain, il vit le visage d’Armelle. Pas contente. Puis Fabiche non plus. Enfin, il comprit. Bien sûr, elles croyaient qu’il voulait tuer cet écrivain. En fait, elles étaient de bonne foi. Et lui ? Lui, il n’avait rien compris, trop enthousiasmé par son projet. Il s’était mal expliqué. Tout simplement. En ne voulant pas dévoiler comment il allait vraiment procéder.. évidemment, cela devait tenir de la sorcellerie, un tel moyen. Elles ne l’auraient jamais cru !
 

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