11. UN ETRANGE REGARD

 
 
61.
          La vielle dame avait retiré les oreillettes et lorsque Loreleï s’approcha, elle lui sourit :
-            Alors madame, cela vous a plu ? s’enquit Loreleï.
-            C’est magnifiquement lu. J’adore ces nouvelles de Maupassant. Cela fait si longtemps que je les ai lues. Je ne m’en souvenais plus. Et puis, toutes ces personnes différentes qui lisent chacune quelques-unes de ces histoires... C’est tellement agréable d’entendre une voix différente avec sa sensibilité propre... C’est merveilleux tous ces gens qui lisent ainsi, cela éveille l’esprit et le cœur. C’est vraiment stimulant. J’ai toujours eu peur de perdre la tête un jour… Vous avez bien un moment n’est-ce pas, asseyez-vous près de moi.
 
Loreleï hésita, mais la voix de la passagère avait ce petit ton sûr et précis, plein de cette autorité protectrice qui rassure l’employé face à sa hiérarchie et au règlement. La vieille dame avait ce petit sourire plein de bonté qui démentait l’ordre et le transformait en prière. Elle était petite mais son port de tête était digne, et son visage restait droit et semblait regarder devant elle. Elle semblait ne pas regarder Loreleï, ou plutôt, c’était comme si elle la fixait du coin de l’œil, comme on dit. Ce qui la rendait encore plus altière. Loreleï sourit, s’assit. La vieille dame lui tendit le baladeur en s’excusant :
-            Je ne sais pas l’arrêter... et les touches sont si petites, j’ai peur de faire des bêtises.
-            Bien sûr, il n’y a pas de souci... je vais le faire, souffla Loreleï.
-            Ne soyez pas étonnée de ma manière de vous regarder. Vous savez, je ne peux plus lire. J’ai une dégénérescence maculaire qui m’empêche non seulement de lire mais aussi de voir.. en face. Je ne vois plus qu’en regardant de côté. Vous comprenez ?
-            Oui, je comprends... Vous n’avez jamais travaillé alors? , s’enquit Loreleï.
-            Si, évidemment... Ma maladie date de seulement une dizaine d’années. J’étais vendeuse dans une joaillerie en face du Louvre.
-            Ah, vous vendiez des bijoux...
-            Non, je n’étais pas bijoutière... (un sourire éclairait son visage) non, j’étais dans la joaillerie... ce sont des pierres précieuses...
-            Ah bien, c’est intéressant, j’ignorais la subtilité... mais les pierres sont des bijoux.
-            Pas exactement. Vous pouvez achetez des pierres précieuses sans en faire un bijou, ou alors la faire monter sur un bijou que vous choisirez ou même démonter une pièce pour la faire monter sur un autre bijou...
-            Oh, vous m’apprenez quelque chose...
-            Il y a toujours quelque chose à apprendre de quelqu’un. Mon métier était d’apprendre à choisir en connaissant la qualité des pierres au client. C’est très important vous savez... car souvent le client fait un cadeau et, si le cadeau ne convient pas, s’il a déçu, si le client croit qu’il s’est fait voler, il ne revient pas ou seulement très en colère... et il faut le rembourser avec le risque que cela se sache dans le monde entier. C’est une question de réputation. C’est cela la qualité du service. D’ailleurs vous devez le savoir puisque vous travaillez dans cet avion. Appelez-moi Georgette, voulez-vous m’accordez ce privilège ?
 
Loreleï sourit. C’était vrai, bien sur. Dans le monde du luxe, l’exigence de la qualité était impitoyable. Les réputations étaient très longues à s’édifier, et pouvaient s’écrouler brutalement. Les sommes d’argent mises en jeu dans les services et articless de haute valeur étaient considérables. Le client en voulait donc pour son argent. Ces réflexions la ramenèrent soudainement à son propre travail. Elle était devenu gouvernante du salon Emeraude, qui contenait une vingtaine de passagers. Dix salons s’étendaient sur le pont supérieur de l’airbus A380 « Atlantic’s Flying Palace ». Chacun de ces salons était géré par une gouvernante que secondaient une hôtesse et un steward. A l’arrière se trouvaient deux suites ou appartements privés, réservés aux plus fortunés ou aux séminaires d’entreprises haut de gamme.
 
 
Loreleï proposa alors à Georgette de descendre au pont inférieur pour aller à la salle de spectacle. Elle se heurta à un refus catégorique. Alors elle proposa la retransmission en direct du spectacle qui allait commencer. Les passagers qui n’étaient pas descendu approuvèrent, comme Georgette, cette nouvelle possibilité de voir le spectacle depuis leur fauteuil. Loreleï précisa que ce serait sûrement moins bien que d’être présent dans la salle. 
 
Le steward avait apporté, puis déplié et plaqué sur une cloison, une « visiotoile » du même genre que celle que Nico avait utilisé à « la Ruche aux mots ». Il la relia à une prise située dans la paroi. L’image apparut. On voyait un rideau rouge et or qui attendait d’être levé. De temps à autre, un autre plan circulaire montrait la salle que la caméra balayait doucement. Alors se dévoilaient de nombreuses tables avec des consommations diverses, surtout des cocktails alcoolisés ou non. Les tables étaient entourées de spectateurs discutant, avec animation plus les plus jeunes, ou avec une retenue feutrée pour les plus âgés avec le petit doigt montrant les étoiles de la tenture bleu nuit du plafond.
 
 
 
 
          Loreleï restait soucieuse au fond d’elle-même. Elle n’arrivait pas à voir Ray Bradbury. Normalement, il aurait dû se trouver dans le Salon Turquoise. Sa collègue avait pourtant bien affirmé qu’il était là. Il était descendu, comme beaucoup, par curiosité, visiter le pont inférieur qui, outre la salle de spectacle, possédait un Room Relax avec un spa comprenant deux jacuzzis, un salon d’esthétique et de massage, un room bar-restaurant, suivi d’un Player-room contenant des consoles vidéos pleines de simulateurs et de jeux de réseaux, que suivaient des tables de jeu d’échecs, de backgammon, de bridge, de poker, et enfin le casino à la suite duquel un grand vestibule avec deux escaliers qui assurait la communication avec le pont supérieur. Ces escaliers reposaient sur le même principe architectural mis au point par Léonard de Vinci pour le château de Chambord, empêchant de voir ceux qui empruntaient l’autre escalier. Un nouveau bar servait d’accueil à la salle de spectacle appelée « Le Cabaret ». A ce niveau, un ascenseur offrait une meilleure accessibilité pour les passagers que leur capacité physique ou leur manque de courage limitait .
 
 
          Sans doute, l’écrivain était-il parti découvrir ces services de rêve ou au spectacle. A moins qu’il se soit adonné aux plaisirs d’un massage, son âge avancé lui offrait surement ces douleurs rhumatismales dont se plaignent justement les vieux ! Ou bien cet intellectuel était-il parti observer les joutes de l’esprit auxquelles on pouvait assister dans les salles de jeu.
 
          En effet, des personnalités éminentes avaient été invitées à montrer leur talent de professionnel dans ces jeux que l’on considérait habituellement comme des divertissements. Ainsi pouvait-on admirer le masque impassible des joueurs de poker dont le sens du « bluff » devenait incompréhensible pour les néophytes. C’était l’occasion de voir à l’œuvre le chanteur français Patrick Bruel, qui fut champion du monde et reste l’un des meilleurs dans ce domaine. Au moins, à ce jeu, il ne risquait plus de se « casser la voix » comme dans la chanson.
 
 
  
………………A suivre

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